jeudi, novembre 05, 2015

De la Comté au Mordor... (#WISE15 jour 2)


La deuxième journée (Jeudi 5 novembre 2015) du World Innovation Summit for Education est aussi contrastée que la première. On y trouve le meilleur et le plus inquiétant.


La communauté de l’anneau
Le début de matinée a  commencé avec des images saisissantes d'enfants face à la guerre, aux gangs, au terrorisme pour débuter une séance intitulée “Education above all" et consacrée aux effets de la violence et des conflits sur l’éducation. La table ronde réunissait plusieurs personnes dont Graça Machel (veuve de Nelson Mandela) qui a produit un rapport récent sur ce sujet. Au moins 30 pays aujourd’hui sont confrontés à des attaques contre l'éducation de différentes natures. On pense bien sûr à la Syrie et à l’Irak en guerre mais il ne faut pas oublier non plus les attaques de Boko Haram au Niger et au Cameroun et celle des talibans contre une école de Peshawar.  Les kidnappings d’enfants soldats, les guerres de gangs en Amérique Latine ont aussi été évoquées. 
Amro m'a fait un cadeau !
J’ai assisté à ce début de matinée assis à côté d’Amro, écolier soudanais de 14 ans qui a été invité pour représenter ses camarades qui ont travaillé sur la convention des droits de l’enfant.
Durant la table ronde, le charisme et la détermination de Graça Machel éclipsaient les autres intervenants. Tout comme hier, Michelle Obama et Leymah Gbowee (prix Nobel de la Paix 2011, Libéria) nous offraient des images de femmes fortes et dynamiques unies pour lutter contre la guerre, la pauvreté et les inégalités. C’est là le meilleur de ce type de congrès où on peut entendre des discours stimulants avec de belles valeurs.
Ce fut le cas aussi durant l’après-midi avec le discours de la lauréate du prix WISE 2015 : l’afghane Sakeena Yacoobi. “L’éducation a changé ma vie” a t-elle déclaré en évoquant son enfance et la volonté de son père que tous ses enfants, filles et garçons,  puissent faire des études. Mais si l’éducation a changé la vie du Dr Yacoobi, celle qu’elle a prodigué a changé la vie de milliers de jeunes et surtout des jeunes filles. Elle a créé un réseau d’écoles (certaines cachées) malgré les talibans et au risque de sa vie. La fin de son discours a fait se lever toute la salle avec un vibrant appel pour la paix et pour l’éducation. “Education can build resilience, education give us freedom” et surtout une adresse aux gouvernements : “achetez des tableaux, des cahiers, pas des fusils et des tanks”. Cela pourra sembler bien utopique et naïfs aux cyniques de tous poils mais ce fut un discours très émouvant. Et la découverte d’une bien belle personne.




Visite au Mordor...
Dans une journée, il faut des contrastes. Et là, on a été servi. Je me suis retrouvé un peu dans la situation de Sam et Frodo qui sortent de la Comté et se retrouvent dans les terres du Mordor…
Pour la deuxième partie de la matinée, j’avais décidé d’aller écouter la table ronde intitulée « Exploring Innovative Financing Models in Education ». Mais la problématique annoncée d’entrée de jeu par le “modérateur” Gabriel Zinny était beaucoup plus ciblée : « what is the job of private sector with regard to access to quality education? » [quel est le travail du secteur privé en ce qui concerne l'accès à une éducation de qualité ?].
J’évoquais hier l’importance du business et de l’économie dans ce sommet. La confirmation, s’il en était besoin, a été donnée par cette table ronde. Un participant prend soin de préciser que la situation est différente selon qu’on parle des pays développés avec secteur public fort et pays émergents ou en voie de développement. Et quand on évoque le secteur public c’est pour dénoncer son insuffisance dans les pays en voie de développement et donc l’“opportunité” que cela représente pour le secteur privé. L’État n’est là alors que pour jouer un rôle de régulateur du marché et donner un cadre d’interventions.
Ce qui m’a frappé c’est aussi que la dimension macroéconomique de l’éducation comme facteur de croissance et d’innovation pourtant évoquée dans d’autres moments du congrès était ici absente. On voyait ici surtout l’éducation comme un service comme un autre et même (pardon pour le jargon économiste) un “bien rival” : si quelqu’un est mieux éduqué il aura de meilleurs revenus au détriment d’un autre moins éduqué.
L’action du privé, nous dit-on, ne se situe pas forcément dans les grosses dépenses d’infrastructures comme la fourniture de locaux (et de professeurs) mais dans tout ce qui peut contribuer à aider les enseignants et les élèves (matériel, accompagnement, …). Une diapositive nous apprend qu’en Europe le marché de l’éducation concernerait près de 3000 entreprises.
Toutefois, d’après les intervenants, le retour sur investissement est très faible (« lower return ») et très lent et cela séduit peu les investisseurs. La raison tient à la multiplicité des décideurs (appelé ici “Gatekeepers”...) et au fait que le modèle de financement et de commandes n’est pas toujours clair. La question reste donc : qui paye ? L’État ordonnateur, les œuvres philanthropiques ou les familles. Un peu les trois et il apparait que dans les pays émergents, les familles deviennent un élément de la Demande.   
Une question semble absente  de ce débat, c’est celle des inégalités. Sauf lorsqu’un Kenyan prend timidement la parole pour rappeler que dans son pays ils sont 150 par classe et que trop pauvres, ils n’intéressent pas les investisseurs représentés dans ce panel.
Et l’autre question évincée est celle de l’intérêt général. Certes, implicitement tout le monde semble d’accord pour voir les effets positifs sur l’ensemble de l’économie et de la société et sur la nécessité de transmettre des valeurs. Mais l’éducation est vue d’abord comme un moyen de fournir une main d’œuvre qualifiée aux entreprises et surtout comme un marché...
“Knowledge partners”
Bien sûr, il faudrait faire la part des choses entre le rôle des fondations et autres “non-profit organisations” et celle du secteur privé marchand. Mais j’ai essayé de montrer dans un précédent billet que la frontière était floue.
La puissance publique n’est pas forcément vue comme un frein –on reconnait qu’il faut une régulation – mais la conviction des personnes présentes est que le secteur privé peut faire aussi bien et sinon mieux... L’État peut aussi être un ordonnateur qui délègue une fonction de service public à des opérateurs privés.
Toutes ces personnes semblent sincèrement concernées par les questions d’éducation. Mais il n’en reste pas moins qu’elles y voient un marché et un lieu d’“opportunités” individuelles plus que collectives. C’est aussi ça le WISE...
Les objectifs du millénaire supposent des investissements importants et une dépense publique forte. Mais seront-elles suffisantes ?  Certains politiques et fonctionnaires internationaux pensent qu’il faut faire confiance au privé pour soutenir cette action et parvenir aux objectifs. Mais on peut aussi penser que ce sont surtout les entrepreneurs privés qui ont besoin de ce soutien...


D’un côté il y a des valeurs très généreuses exprimées dans les résolutions des institutions internationales et des États et les déclarations des intervenants à la tribune. Et de l’autre on trouve aussi l’émergence d’un secteur industriel avec ses compagnies qui se structurent et un marché plus ou moins encadré. Qui a besoin de l’autre ?
La France et les pays européens pourront-ils encore faire longtemps exception dans cette logique globale ? La réponse est dans la nécessité de réaffirmer avec force les valeurs de l’intérêt général et d’un service public qui remplissent le mieux possible sa mission de faire réussir tous les élèves avec des valeurs d’égalité, de justice sociale et de solidarité.

Philippe Watrelot

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