mercredi, novembre 04, 2015

Wise 2015 : la mondialisation de l'éducation




Je suis invité au World Innovation Summit for Education qui se déroule à Doha les 4 et 5 novembre. J’avais déjà été invité l’an dernier et j’en avais rendu compte dans plusieurs billets de blogs. Le thème de 2014 portait sur la créativité et avait pour titre “Imagine, Create Learn – Creativity at the heart of éducation”. Le thème de cette année porte sur les liens entre l'éducation et l'économie et a pour titre précis « Investing for Impact: Quality Education for Sustainable and Inclusive Growth ». Raccourci d’un jour, l’ambiance y est différente et le sujet choisi cette année ne fait que confirmer certaines de mes intuitions de l’an dernier.


Loin de la France ?
Quand j’ai accepté l’invitation, j’imaginais  déjà les réactions de mes contempteurs sur Twitter : “il est vendu au grand capital”, “il fait partie de la Nomenklatura” , “et il se permet de donner des leçons alors qu'il se compromet avec des monarchies du Golfe…”.  ”Sycophante, Idiot utile”… Ils vont s'en donner à cœur joie, me disais-je et cela n’a pas manqué.
How Can Education Systems Create
Conditions for Successful Innovation?”
Dans le climat très tendu du débat franco-français, cet éloignement pouvait cependant être appréciable. Avec un peu de distance et ce pas de côté, on relativise. Et, comme je le constatais déjà l’an dernier, la rencontre de toutes ces personnes du monde entier  indéniablement passionnées par les questions d’éducation, a quelque chose de stimulant et de revigorant. L’intervention de Michelle Obama en ouverture de ce sommet était, à cet égard, un moment très positif.
Cette année, il y avait beaucoup plus de participants français que l’an dernier, me semble t-il. Des journalistes (qui se sont déjà exprimées, ici et là…), des “entrepreneurs sociaux”, des chercheurs. Mais aussi des représentants du Ministère, puisque la Directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) était invitée à participer à une table ronde sur l’innovation et le changement . On voit donc que l’on n’était pas si éloigné que cela de la France et de ses débats. 


Réticences
Mais par rapport à d’autres pays, la France est finalement peu représentée. Parce que le WISE se déroule au Qatar et que, dans notre culture où on se préoccupe autant sinon plus de “qui parle” et d’où l’on parle que de ce qui est dit, ce pays a une réputation souvent négative auprès des français. J’évoquais déjà en 2014 mes réticences mais aussi la nécessité d’avoir un avis nuancé. Le Qatar contribuerait à financer des conflits armés dont le coût et les effets sont dénoncés à la tribune. Il y a aussi beaucoup à dire sur le respect des droits de l’homme, le statut des migrants (qui représentent près de 80% de la population) et sur l’image de la femme.
La Sheikha Moza Bint Nasser
et Sakeena Yacoobi
Mais dans le même temps, le prix Wise 2015 est attribué à une femme afghane, Sakeena Yacoobi,  qui se bat au risque de sa vie pour l’éducation des jeunes filles et ce sommet a été créé par la sheikha Moza bint Nasser, femme de l’ancien émir et mère de l’actuel et qui est sincèrement attachée à cette cause de l’éducation. Et une visite dans un supermarché local (un Carrefour !) montre que la population observée ne correspond pas à tous les clichés attendus. Rien n’est simple et complètement binaire. Les dirigeants du Qatar jouent peut-être un double jeu mais on peut aussi voir cela comme le produit des contradictions qui traversent ce pays comme dans tous les autres pays… Et le fait de parler des violences faites aux femmes, d’insister tant sur l’éducation des filles prend un sens particulier et y a un impact bien plus important que dans d’autres pays.
Selon les termes utilisés en géopolitique, le WISE est donc un élément du “soft power”. Les dirigeants du Qatar se servent de cet évènement pour asseoir une domination “douce” qui ne repose pas uniquement sur la puissance économique ou militaire.  Il permet de valoriser le système éducatif et les universités du pays et de développer l’idée que Doha peut être une destination de congrès. Et on voit bien en effet que les moyens sont importants pour y parvenir. Pour ma part, comme pour d’autres, je n’ai rien payé (hormis les diners et le transport de l’aéroport à l’hôtel), vols aller-retour et hôtel sont pris en charge par l’organisation puisque je suis considéré comme “media”. La question est ensuite de savoir (et ce n’est pas à moi d’y répondre) si cela affecte ma liberté de m’exprimer et mon esprit critique


Economie, Politique, Business
Le sujet de cette année y invitait bien plus que celui de l’an passé et le constat que je fais en 2015 confirme mes intuitions de 2014. Si on parle “éducation” dans ce sommet, on y parle aussi d’économie, de politique et même de business.
Et ce qui est frappant c’est de constater à quel point l’éducation vue comme un “service public” est ici discutée et même remise en question. Le modèle français ou plutôt européen où l’éducation fait quasiment partie des fonctions régaliennes n’est pas la norme dans le reste du monde. Le service public y est fortement concurrencé à tous les niveaux du primaire à l’universitaire.
Un des mots clés revenu sans cesse dans la bouche des intervenants de cette première journée fut “private sector”. « Le secteur privé à un rôle énorme à jouer pour définir les cursus et les programmes afin qu’ils répondent aux compétences dont le marche du travail a vraiment besoin » affirme ainsi Julia Gillard, l’ancienne Premier ministre australienne lors d’un panel (table ronde). Leymah Gbowe prix Nobel de la Paix 2011, et originaire du Libéria très tonique et excellent débatrice, souligne avec provocation qu’à trop se focaliser sur la responsabilité des gouvernements et du secteur public en matière d’éducation on risque surtout de financer des armes.


Private sector
Que veut dire “private sector” en anglais ?  La réponse n’est pas aussi évidente que cela. Pour un français, c’est simple c’est le “secteur privé” c’est-à-dire les entreprises. Et il est certain qu’il y a aujourd’hui une “industrie de l’education” notamment avec les technologies numériques et qu’elle est très présente dans ce congrès. Certains ont bien compris qu’il y a un marché important à conquérir.
Mais dans le monde anglo-saxon le secteur privé c’est tout ce qui n’est pas le secteur public c’est-à-dire l’administration et les services de l’État et ça peut aussi concerner les “non-profit organisation”, ce que nous appellerions ici les associations et les fondations.
Mais comment sont-elles financées ? Le “fund-raising” est très développé et les fonds de ces fondations ou associations sont essentiellement récoltés auprès des entreprises. On retombe donc sur les entreprises du secteur privé mais avec un autre modèle.
Un autre modèle mais des comportements assez voisins. Car ce qui m’a frappé déjà l’an dernier et se confirme cette année, c’est l’existence de ce que j’ai appelé plus haut des “entrepreneurs sociaux”. Ce sont des managers qui travaillent dans le tiers secteur mais avec des méthodes de travail et un entrepreneuriat très proches de celui qu’on peut trouver dans le secteur privé marchand et lucratif. Les méthodes pour la levée des fonds ou pour la gestion convergent avec celles du “privé”. Et ce modèle d’entrepreneur émergent, on peut aussi le rencontrer en France. Ou du moins on peut rencontrer des Français correspondant à ce modèle à Doha...


«Investing for impact» dit le titre de ce sommet. J’ai appris et j’enseigne en économie à mes élèves les théories de la croissance endogène et du capital humain. Je leur montre que les dépenses en éducation ont un impact sur le développement humain, l’innovation et la croissance économique. C’est aussi ce que dit le WISE 2015. Il reste à savoir qui doit être l’acteur principal de ces investissements et des changements à venir. L’État ? les entreprises ? un tiers secteur où la philanthropie masque l’insuffisance de l’État et l’influence plus ou moins subtile des fondations d’entreprise ?
Vu de Doha, le système Français fondé sur un service public d’éducation centralisé et bureaucratique semble un îlot dans un océan de business mondialisé. Ce que je suis venu faire ici, c’est observer et analyser cette mondialisation.
L’observer pour se prémunir contre la montée des eaux libérales, s’adapter  et bâtir des digues...  

Philippe Watrelot

1 commentaire:

Unknown a dit…

Bonjour Philippe, je partage ton intérêt pour d'autres manières d'envisager le système éducatif que le "tout public" (même ce qu'on appelle l'école privée en France est subventionné à 90% par l'Etat). Pour avoir travaillé dans des écoles de l'AEFE, je pense que l'alliance entre la réglementation pédagogique et les fondations ou asso à but non lucratif est intéressante, elle offre un équilibre entre les objectifs politiques d'un système éducatif, qui doivent être posés par la représentation nationale, et la souplesse et la liberté de l'organisation locale, qui tient compte des enfants, des parents, des locaux, du budget propre à l'établissement etc... Ce modèle est impensable en France, notre vieil Etat ne parvient jamais à lâcher prise sur les éléments qu'il devrait laisser à l'initiative privée (qui ne signifie pas forcément avide de revenus)!
Quel dommage de se priver de projets d'écoles diverses, avec un substrat commun du côté des programmes, une aide financière des l'Etat sur les gros investissements, et un soutien financier de fondations... Et des parents! Ailleurs dans le monde les fondations sont considérées, leurs membres bénévoles trouvent prestige et satisfaction à gere un établissement scolaire. Pourquoi pas chez nous? Parce que cela fait 130 ans qu'en la matière, comme en tant d'autres, on se repose sur l'illusion de la gratuité scolaire, principe qui engendre toutes les inégalités réelles.
L'école ne devrait éte gratuite que pour les gens qui ne peuvent rien payer. Tous les autres pourraient contribuer autrement que par l'impôt, directement à l'école de leurs enfants. Les ecoles se sentiraient beaucoup plus motivées si les acteurs avaient conscience que çe sont les parents réels qui paient, et non un Etat abstrait toujours accusé de chercher des économies.
Bref je plaide pour un partenariat public privé, en quelque sorte... Si on peut esperer qu'il soit moins instrumentalisé que dans le domaine de la santé, où il a montré ses limites hélas.
J'écouterai avec intérêt France Culture à 17:00!
Merci de tout ce que tu fais pour nous faire penser...
Laure Béjannin

 
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