samedi, août 12, 2017

Faut-il avoir un pseudonyme pour s’exprimer sur l’éducation ?



« Un arrêt du Conseil d’État du 20 mars 2017 rappelle que les agents publics restent soumis à leurs obligations déontologiques sur les blogs et réseaux sociaux. » C’est ainsi que commence un article écrit par Olivier Guillaumont dans La lettre du Cadre Territorial le 5 juin 2017.
Le texte rappelle ensuite quelques décisions de justice récentes qui ont en effet condamné des fonctionnaires blogueurs pour avoir manqué à une obligation de discrétion tout en ayant fait état de leur statut de fonctionnaire sur les réseaux sociaux.
L'article se poursuit avec un encadré énumérant trois « bonnes pratiques » :
-       « Lorsqu’il s’exprime publiquement sur les réseaux sociaux soit à titre personnel, soit au titre d’une autre qualité (membre d’une association par exemple), l’agent public ne doit pas faire état de sa qualité. »
-       « Même lorsqu’ils s’expriment sous leur seul nom, la plus grande prudence s’impose aux agents publics dans l’expression publique de leurs opinions, qu’elles soient d’ordre politique, juridique ou religieux, en particulier, lorsque leur place dans la hiérarchie administrative ou leur notoriété locale permet de faire le lien avec le service. »
-       « L’obligation de discrétion professionnelle interdit aux agents de diffuser des informations ou des documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions.»
Dessin de Peter Steiner paru dans le New Yorker en 1993. Publié ici.
Ce texte a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux (et j’y ai moi même contribué). Mais si les décisions de justice sont incontestables et constituent une forme de jurisprudence, ses recommandations sous forme de « bonnes pratiques » sont un peu plus discutables.
Car une lecture rapide de ce texte pourrait amener à conclure qu’il faudrait tous adopter des pseudonymes et la règle de l’anonymat pour continuer à s’exprimer sur l’École ou sur tout autre sujet ! 
Pour ma part, je voudrais m’élever contre cette conclusion. J’ai déjà eu l’occasion de dire et d’écrire à plusieurs reprises combien l’anonymat me semblait une plaie des réseaux sociaux et ne correspondre à aucune éthique ni même à aucune nécessité. La liberté d’expression des enseignants ne devrait pas se faire dans l’anonymat. C’est un enjeu politique.


Devoir de réserve, de discrétion et de neutralité.
Je ne suis pas juriste. Mais mes lectures, mes discussions avec des personnes plus compétentes que moi et ma pratique associative et syndicale m’amènent à penser que les recommandations en termes de « bonnes pratiques » me semblent résulter d’une interprétation excessive.
La loi qui régit le droit d’expression des fonctionnaires (et donc des enseignants) est la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Ce texte est souvent présenté comme la  « loi Le Pors » (du nom du ministre de la Fonction Publique de l’époque).
L’article 26 précise que « Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions ». Par ailleurs, la même loi garantit la liberté d'opinion aux fonctionnaires et ils bénéficient comme tous les citoyens des droits et libertés reconnus à tous. Ce que rappelle d’ailleurs l’article de La lettre du cadre territorial.  Simplement, être fonctionnaire n'autorise pas à engager l'Etat dans ses choix personnels (j'ai tout à fait le droit de me présenter à des élections, mais pas de dire que c'est dans le cadre de mes fonctions). De même, je peux parler de mon métier mais pas "révéler" des informations professionnelles (par exemple, publier les résultats des élèves). C’est d’ailleurs la même chose dans les entreprises où existent souvent des clauses de confidentialité. Enfin, je dois me garder de faire état de mes opinions dans le cadre de mon enseignement, c’est le devoir de neutralité.
Mais en dehors de cela, un fonctionnaire garde toute liberté de critiquer l'action du gouvernement et la politique de son académie, à condition que sa critique ne porte que sur des éléments connus du public, comme les articles de presse, les émissions de télévision et même les documents administratifs (circulaires, notes de service...).  La liberté d’opinion et la liberté d’expression sont garanties  aux fonctionnaires par cette même loi Le Pors (loi n°83-634, 13 juillet 1983, art. 6).
Le devoir de réserve signifie donc simplement que tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions (la liberté d'opinion est reconnue aux agents publics), mais leur mode d'expression. L'ambiguité de cette notion est que son appréciation relève de la jurisprudence et ne figure pas en tant que telle dans la loi.
Agir en fonctionnaire...” ne signifie donc pas abolir toute pensée et être dans la soumission  malgré ce que certains membres de la hiérarchie voudraient croire. Derrière cette invocation excessive du “devoir de réserve”, il y a bien souvent des enjeux de pouvoir voire plus prosaïquement du marquage de territoire...
Mais ces règles et ces dérives doivent elles nous conduire à l’anonymat ?

Anonymat, pseudonymes et liberté d’expression.
En novembre 2015, j’écrivais un billet de blog « Twitter et les enseignants : du gazouillis au dégueulis ». Malgré la virulence des réactions, je n’en changerais pas une ligne. J’y déplorais l’agressivité qui régnait et règne encore sur les réseaux sociaux et particulièrement sur Twitter.
Et cette agressivité est souvent (pas toujours, mais très souvent) le fait de personnes anonymes s’abritant derrière des pseudos ou, pire encore, des comptes parodiques. L'argument de la "colère sociale" ou du mépris ressenti qui est souvent évoqué pour justifier la virulence des propos est un argument facile et faible qui ne peut excuser toutes ces dérives.  La phraséologie qui consiste à se qualifier de « résistants » et emprunte un vocabulaire révolutionnaire parce qu’on fait un compte parodique ou qu’on insulte des collègues est elle aussi indigne. Si l'anonymat était la règle pendant la Résistance ce n'était pas pour rigoler... Et cela n’a absolument rien à voir avec le système démocratique et globalement respectueux des droits dans lequel nous évoluons.
Dessin de Soulcié paru dans Télérama (février 2017)
L’anonymat est très rarement justifié et justifiable. En dehors de quelques professions et statuts où il peut être éventuellement utile, il ne l’est pas vraiment pour les enseignants. Les risques sont faibles dès l’instant où la polémique reste dans le cadre du droit d’expression. On peut avoir une réflexion critique et argumentée sur la politique éducative sans mettre en cause ou pire insulter les personnes...
Car, ne tournons pas autour du pot, la plupart du temps l’anonymat est surtout là pour masquer des comportements et des propos qui font honte à notre profession d’enseignants et d’éducateurs.
En fait, l’angle mort de ces différents devoirs (discrétion, neutralité, réserve...) évoqués plus haut, c’est bien la question de la déontologie et des valeurs. Ce n’est pas le contenu des opinions qui est en jeu mais leur mode d'expression. S’il y avait chez certains (on peut rêver…) une réflexion sur la responsabilité et la réciprocité, ce serait un progrès dans les usages de ces réseaux. Malheureusement, l’anonymat ne fait que renforcer cette agressivité en la rendant en apparence irresponsable.

Pour ma part, ma position est d'assumer pleinement ce qu'on dit et écrit. C’est ce que je fais depuis 2004 sur les réseaux sociaux et depuis bien plus longtemps dans ma vie professionnelle et militante.

Une culture bureaucratique à combattre.
Bien sûr, je ne suis pas naïf. Je suis depuis longtemps sur les réseaux sociaux et les autres formes d’expression sur Internet. Je viens de le mentionner, j’ai un blog depuis 2004. Et j’ai pu observer aux débuts de ces médias, la fermeture d’un certain nombre de blogs d’enseignants sous la pression de la hiérarchie. Il y a donc bien une crainte de sanctions, même si aujourd’hui l’ampleur prise par les réseaux sociaux modifie la norme elle même.
C’est donc aussi une question de culture. Notre éducation nationale et plus globalement la fonction publique a une culture très bureaucratique. On sort le "parapluie" en toutes occasions et chaque échelon intermédiaire a son périmètre qu'il transforme en territoire à défendre avec les "pouvoirs" qui y sont associés. C'est le phénomène bien connu des "petits chefs"...
Parce que le système éducatif s'occupe d'enfants on voudrait en faire un système infantilisant... Et cette infantilisation arrange finalement bien aussi certains enseignants à qui cela permet de ne prendre aucune initiative et dans le même temps de développer des comportement puérils (cf. ce qui se passe sur Twitter ou dans certaines réunions ou formations) et qui oublient la déontologie. On joue aussi à se faire peur en surestimant le pouvoir réel de quelques cheffaillons et en oubliant la force de l'action collective comme contre-pouvoir.
L'enjeu c'est donc de lutter contre cette infantilisation et cette verticalité pour redonner du pouvoir d'agir aux enseignants. Mais pour cela il faut aussi leur reconnaitre une liberté de parole. Le statut de fonctionnaire ne doit pas (ne peut pas !) empêcher une expression libre dans un cadre démocratique.
Nous ne sommes pas de simples exécutants, nous avons normalement un statut de cadre. Et cela suppose donc une bonne connaissance des enjeux de la structure dans laquelle nous évoluons et aussi la capacité à porter une critique constructive de son fonctionnement.
S'exprimer individuellement et collectivement sur l'actualité éducative, c’est montrer que nous en sommes partie prenante et que nous avons notre mot à dire.  C'est pour cela que les syndicats et les mouvements pédagogiques existent. Et sur un plan individuel, alors que les discours officiels ne cessent de prôner l’empowerement et une logique bottom up, c’est prendre au mot ces belles paroles et ces vœux pieux et en faire des pratiques réelles et quotidiennes.


Une « école de la confiance » aussi pour les personnels
J’ai dit plus haut que je n’étais pas juriste. En cours de sciences économiques et sociales, nous abordons cependant la question du droit à travers le prisme de la sociologie et de la science politique. Et les exemples sont nombreux de situations où les normes sociales font évoluer les normes juridiques. En d’autres termes, les évolutions de la société, des techniques mais aussi la construction des rapports de force font évoluer le droit et la loi. Et c’est tant mieux.
Dans ce cas précis, on voit bien qu’aujourd’hui, la force des réseaux sociaux est telle que cela rend ces directives inopérantes. Ces espaces de dialogue libre sont tellement propices aux progrès de toutes sortes.  De plus, puisqu’on nous parle de "démocratie internet", cela s’accommode mal de l’infantilisation, du soupçon et de la défiance. Puisque le Ministre ne cesse de dire qu’il veut (re)construire l’ « école de la confiance », il serait bon que ses services évitent le contrôle tatillon, systématique et a priori de l’expression des fonctionnaires. On peut faire l’hypothèse que la grande majorité des enseignants ont des valeurs partagées et une certaine déontologie loin des excès d’un petit nombre.
Mais le droit d’expression des fonctionnaires est aussi une conquête. On ne peut revendiquer une administration plus respectueuse, déplorer une mauvaise image des enseignants et dans le même temps s’abriter derrière un anonymat confortable et s’absoudre de toute déontologie.
C'est pour cela qu'il faut continuer de s'exprimer individuellement et collectivement sur tous les enjeux éducatifs.  Il ne faut pas se laisser impressionner par quelques coups de pression de tel ou tel qui ne sont bien souvent que des abus de pouvoir. Il ne faut pas non plus se créer des barrières et des interdits qui sont d'abord dans nos têtes plus que dans les textes.
Autorisons nous !


Philippe Watrelot


Vous pouvez compléter la lecture par celle d'un billet de Paul Devin sur son blog Mediapart qui précise le sens des principales notions évoquées ici-même. 


Licence Creative Commons


4 commentaires:

Leenhardt Hugues a dit…

Merci Philippe pour cette analyse bien argumentée;

A faire connaître, partager...

Hugues Leenhardt

alain lagarde a dit…

Bonjour Philippe ...

Particulièrement intéressant ce billet et qui évoque pour moi cette citation d'un grand monsieur qui malgré son nom ou peut-être justement à cause de son nom a dit :

" La liberté c'est la faculté de choisir ses contraintes... "

( Jean-Louis Barrault )

Elle est affichée en permanence à côté de mon ordinateur ...

Oui ... Soyons LIBRES !!!

c@t

alain lagarde

Kédem Ferré a dit…

"La liberté, c'est la faculté de choisir ses contraintes." (Jean-Louis Barrault)
>>> +1

Sylvain a dit…

Bonjour,

Merci pour ce billet, qui réagit à une publication qui m'avait également interpelé ; non par son contenu, en fait assez proche des informations et formations que j'ai pu recevoir sur le sujet, mais par ce qu'elle impliquait en termes d'auto-censure d'expression publique - en particulier pour les personnels d'encadrement, car comme le souligne l'article la position hiérarchique intervient dans les décisions juridiques.
Lorsqu'on s'exprime en tant qu'enseignant, un devoir de discrétion s'applique comme vous l'avez dit, mais le devoir de réserve est limité en ce que l'enseignant n'est pas réputé s'exprimer au nom de l'administration. Dès lors, une opinion politique y compris très critique, et y compris à propos d'éducation a peu de chances de tomber sous le coup du devoir de réserve... je ne sais pas ce qu'il en est des pressions et autres "cheffaillons" que vous mentionnez, mais à mon avis elles ne peuvent guère aboutir à davantage que de l'auto-censure - que je déplore avec vous .
En revanche, lorsqu'on s'exprime en tant que formateur, qu'inspecteur ou que personnel de direction, la fenêtre est à mon avis plus étroite : étant donné que la parole de ces agents, dans d'autres contextes, est directement utilisée par l'institution pour mettre en œuvre sa politique éducative, des propos critiques peuvent être vus comme affaiblissant l'efficacité professionnelle de l'agent... et, par là, de tous ses homologues. Le manquement au devoir de réserve peut alors vite être constitué... même si là non plus je n'ai pas l'impression que des poursuites effectives soient si fréquentes que cela.
Au passage, ce n'est sans doute pas anodin que l'article qui a déclenché votre billet (et mon commentaire) soit destiné à la fonction publique territoriale : L'impact réel ou ressenti par la hiérarchie d'un défaut de réserve sera sans doute bien plus important pour un tweet rageur sur l'état des cuisines de la cantine scolaire locale, que sur (par exemple) l'absence présumée de Jeanne d'Arc dans les programmes d'histoire de tel ou tel cycle !

J'ai pour ma part choisi de m'exprimer ouvertement sur le réseau social à l'oiseau bleu, sans masquer ni mon nom ni ma fonction. J'ai fait ce choix au départ parce que je pensais relayer surtout des informations utiles, au plan disciplinaire, pour les personnes que je côtoie professionnellement... mais à la réflexion j'ai décidé de parfois "descendre dans l'arène", y compris face à des contradicteurs anonymes : il me semblait injuste qu'une position institutionnelle, souvent bien plus nuancée que ce que ses détracteurs aiment à dire, soit automatiquement exclue de ces espaces de discussion.

Toutefois, je l'avoue, le souci permanent de s'interroger (mes propos risquent-ils de desservir l'institution ? puis-je exprimer une simple opinion en tant que telle, ou sera-t-elle perçue comme une posture officielle ? ai-je le droit de m'agaçer ?) fait que, parfois, l'anonymat me semble bien tentant... et aussi, lorsque mes opinions ne sont pas en accord avec la "ligne", je me trouve devant un dilemme : jusqu'où puis-je m'exprimer avec sincérité ? devrais-je relayer en ligne une parole officielle, quitte à tomber dans une forme d'hypocrisie ? ou puis-je faire le choix de me taire sur ces points, quitte à laisser entendre "en creux" à mes interlocuteurs ce que j'en pense ?

Bref, la vie sans anonymat dans les réseau n'est pas forcément simple, mais elle est assurément intéressante et stimulante !

Sylvain André

 
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