dimanche, janvier 07, 2024

Les mots de l'éducation 2023

 « Mépris », « Fatigue », « Démagogie », « Pacte », « Épuisement » voici les cinq premiers mots (maux ?) qui sont ressortis de l’enquête que je mène chaque année depuis 2017. En 2023, 675 personnes ont répondu en donnant 2017 mots avec lesquels j’ai fabriqué un nuage de mots. Un nuage bien sombre et qui ne fait que confirmer l’état d’esprit du monde enseignant. 

 


 

Comment fabriquer un nuage...

Le projet de « nuage de mots » que j’ai développé a été initié à la fin de l’année 2017. J’avais déjà utilisé ce procédé non seulement dans des colloques mais aussi en classe, pour faire émerger des représentations associées à une situation. L’enjeu était de procéder à une forme d’« évaluation diagnostique ».

Cette enquête sans prétention est menée sur les réseaux sociaux auprès des personnes qui me lisent. À la fin de l’année (civile), je pose toujours la même question : «  Quels sont les trois mots qui, selon vous, résument l’année dans le domaine de l’éducation ? ».

Il y a bien sûr de nombreux biais dans un tel dispositif. Je me suis déjà exprimé longuement sur ceux-ci dans mes précédentes synthèses. Je dirais simplement cette année qu’on peut toujours critiquer cette petite enquête sur bien des aspects mais qu’il serait vraiment dommage, voire insultant pour les répondants, qu’on écarte ou délégitime ce qui est dit et qu’on refuse d’entendre cette expression. 

Cette année 675 personnes se sont exprimées sur les différents réseaux sociaux où j’évolue : FacebookX (ex-Twitter) mais aussi MastodonBlueSky et Threads. La période de recueil des réponses se situe entre le 23 décembre 2023 et le 6 janvier 2024. 

Une fois la récolte faite, je «copie-colle» les réponses sur un fichier. Je procède à un petit « toilettage » en harmonisant les orthographes (pluriel, genre, champ lexical, …). Ainsi, « Inégalité » et « Inégalités » deviennent un même mot, tout comme « Désabusée » et « Désabusé » ou encore « Maltraitance » et « Maltraité ». Cette liste est ensuite transférée dans une application permettant de fabriquer un nuage de mots et de produire un tableau statistique des fréquences. En effet, selon le principe bien connu, les mots sont plus ou moins gros selon leur occurrence. 

Passons maintenant à une brève analyse. 

 

Orage au désespoir

Le temps est à l’orage et les nuages s’amoncellent dans l’opinion enseignante. 

Le « Mépris » reste en tête (160 citations)  comme depuis 2019, mais le trio « Fatigue » (74), « Épuisement » (49) et « Lassitude »(33) qui relèvent du même champ lexical le talonne avec 156 citations en tout. 

On peut citer aussi « Maltraitance » (40), « Mensonges » (42) ainsi que « Inégalités » (28)

« Dominique Bernard » est cité 36 fois Mais on peut malheureusement l’associer avec «Assassinat » (7) et « Arras » (2). Rappelons qu’en 2020, « Samuel Paty » était cité 114 fois. 

On notera également que les « Réformes » (20) sont citées et on y évoque aussi bien celles qui touchent l’Éducation Nationale que la réforme des « Retraites » (28). Les « Salaires » (12) sont cités également  tout comme le « Pacte » (54)

Il y a aussi beaucoup de mots qui tournent autour de l’appréciation de la politique menée. On peut citer « Démagogie » (56) « Réactionnaire » (36), « Rétrograde » (31), « Régression » (25), « Populisme » (19), « Conservatisme » (7). Le mot « Com’ » a été fusionné avec « Communication » (15) et est non seulement un constat mais aussi un jugement sur l’action publique

Quelles attitudes face à cette situation ? Outre le registre de la « Fatigue » déjà évoqué, on parle aussi de « Découragement » (15) ou de « Démotivation » (12) et de « Ras-le-bol » (8) On voit apparaitre aussi le mot « Démissions » (10). Mais y aussi un autre registre avec la « Colère » (11) la « Résistance » (7) ou les « Luttes » (7).

 

Les malaises enseignants

Tous ces éléments confirment l’existence d’un « malaise » enseignant ou plutôt d’un ensemble de « malaises » pour reprendre la distinction faite par la sociologue Anne Barrère

Ils sont liés aux mutations du métier qui sont vécues différemment selon les générations mais aussi au fort sentiment de « Déclassement » (6) qui se mesure aussi bien par la perte de pouvoir d’achat et l’ « Appauvrissement » (5) que par la remise en cause d’un certain prestige social. Le Mépris (160) ressenti est aussi le produit d’une bureaucratie infantilisante et d’une absence de gestion de la ressource humaine. 

Le malaise est enfin une panne de sens. Les enseignants se questionnent sur les finalités de leur travail et la multiplication des attentes de la société à l’égard de l’École

 

Derrière les nuages…

Chaque année, parmi les réponses, il y a aussi des commentaires sur l’impression qu’elles donnent. On leur reproche leur caractère trop négatif alors que le métier comporte aussi des aspects positifs. Ainsi, un contributeur fait un peu de provocation : « Quand je lis les adjectifs ou substantifs tellement négatifs de tant d'enseignants, je ne comprends pas qu'ils ne changent pas de boulot... »

Une autre internaute lui répond : « En relisant les commentaires on s’aperçoit que les réponses se réfèrent non pas au métier lui-même mais au système et aux tergiversations ministérielles. Mais tu as raison on pourrait également qualifier le métier lui-même, le rapport privilégié aux élèves, la joie d’enseigner, la liberté pédagogique qui demeure une fois les portes de la classe fermée, les supers projets qui ont donné des fruits, la créativité dont font preuve les enseignants pour faire réussir tous leurs élèves. ». Une autre contributrice assume les deux dimensions : « Démotivation, fatigue, mépris.

Je suis désolée, c’est un peu noir ... mais si je mets mes lunettes de “licorne”, alors, ça devient : équipe, coopération, entraide. Heureusement que je fais partie d’une super équipe pour avancer ... »

En effet, la consignée donnée (il faut toujours lire la consigne, parole de vieux prof !) portait sur l ‘éducation en 2023 et induisait plutôt une évaluation de la politique menée et de l’état du système éducatif. 

Mais dans un nombre non négligeable de réponses, il y a aussi la dimension personnelle qui est évoquée et on y parle de «  Projets » (5) de "progrès" ou même de "plaisir" (!). Ça m'a amené, dans un article à paraitre où on me demandait de revenir sur cette expérience, à parler de "déploration publique et bonheur privé".

Car les deux dimensions existent. Notre métier ne se passe pas uniquement dans la salle de classe ou l'établissement mais c'est aussi un système et le produit d'une politique.

Et, comme je l'ai écrit dans mon livre, un pédagogue c'est quelqu'un qui se préoccupe de ces deux dimensions et qui a son mot à dire sur la manière de concevoir son métier et dont il évolue.

Ce serait naïf de se réfugier dans sa salle de classe et dans ses pratiques comme le font malheureusement certains enseignants pourtant très « pédagos »

Un penseur américain Albert O. Hirschmann disait qu'il y avait trois attitudes face à une évolution : Loyalty, Exit et Voice. On peut se satisfaire de ce qui se passe, on peut s'en aller on peut aussi s'exprimer. C'est, me semble t-il, ce que font les personnes qui réagissent ici.

 

 

***

 

 

Et le message, ici, est assez clair. Les enseignants aiment leur métier mais ils s’épuisent à le faire dans un système qu’ils ressentent comme méprisant et avec des politiques qu’ils jugent réactionnaires et peu à même de résoudre les vraies difficultés de l’École. Pourtant le système devrait pouvoir changer pour mieux lutter contre les inégalités. Mais on ne peut véritablement changer l’École avec des enseignants qui vont mal ! 

Il y a beaucoup à faire pour éloigner ce nuage toxique et voir une éclaircie...


Philippe Watrelot

le 7 janvier 2023



Annexes


 



 

lundi, mai 01, 2023

Un vieux de la veille

 Je viens de me rendre compte que ça fait vingt ans que je fais une revue de presse ou une veille sur l'actualité de l'éducation.

Je suis retombé sur les premiers messages que j'ai envoyés sur la liste des adhérents du CRAP-Cahiers Pédagogiques en avril-mai 2003. Je commençais à signaler les articles intéressants et à susciter le débat sur cette actualité.
Un an après, en septembre 2004, je créais mon blog "Chronique éducation" dont la vocation de départ était de faire une revue de presse quotidienne (une par jour !!!). Après quelques années de ce rythme infernal mais stimulant, en 2013 je suis passé à un rythme hebdomadaire.
En même temps, en avril 2009, j'ouvrais un compte Facebook et un autre sur Twitter en expliquant "tenir un blog ne suffit plus !". Et en effet, progressivement, les réseaux sociaux ont pris le pas sur les blogs. Le mien n'est quasiment plus alimenté alors que je continue mon activité sur les réseaux.

D'ailleurs comment définir cette activité ?
Initialement en 2003, cela ressemblait à ce je fais aujourd'hui : livrer des articles sans faire de commentaires et laisser le débat vivre tout en y participant comme tout un chacun.
Et puis, je suis passé à une "revue de presse" très écrite où je mettais en perspective et commentais ce qui se passait. Je me servais du prétexte de l'actualité pour donner mon avis. Je me prenais pour Ivan Levaï !
Progressivement, les textes personnels ont d'ailleurs pris le pas sur la revue de presse avant que celle-ci ne disparaisse sur mon blog.
Celle ci est passée ailleurs puisque elle a été bien reprise sur le site des Cahiers Pédagogiques. C'est peut-être la seule chose qui reste de mon passage dans ce mouvement ! Je dois dire que je suis très heureux de cette continuité d'autant plus qu'elle est aujourd'hui faite avec régularité par un équipe talentueuse !
Aujourd'hui, c'est sur les réseaux que se fait le commentaire de l'actualité avec toujours le même principe, à rebours de la tendance actuelle : susciter le débat et donc ne pas le fermer en disant d'entrée de jeu ce qu'il faudrait en penser. Quand je veux m'exprimer avec plus de précision et de vigueur, j'adopte une signalétique pour l'indiquer.
L'autre principe c'est celui, sinon de l'exhaustivité, du moins de la diversité des points de vue. On m'a reproché à plusieurs reprises de citer aussi bien Le Figaro que l'Humanité ou pire encore de me risquer à rendre compte de textes parus dans Causeur ou même Valeurs Actuelles ! "Pourquoi leur faire de la publicité ?" était l"interpellation la plus gentille... J'ai, pour ma part, toujours donné les mêmes réponses :
- à quoi bon rester bloqué dans sa bulle informationnelle en ne lisant que ce qui vous convient ?
- lire les "arguments" ou leurs absence chez ses adversaires c'est aussi le meilleur moyen de mieux défendre ses propres positions.
- dans une logique d'éducation aux médias (ou tout simplement de vigilance), il est toujours utile de voir comment un même sujet est traité par différents médias.
Pour moi ces principes restent valables. Je réponds aussi à ceux qui me reprochent mon manque d'«objectivité», que j'ai suffisamment travaillé sur les médias pour savoir que l'objectivité est illusoire.
J'essaie juste d'être honnête mais je sais bien que, même si j'ai un spectre assez large de médias que je consulte, il y a un choix éditorial (et donc subjectif) de ma part dans cette activité de veille. Ce qui ne m'empêche pas par ailleurs de donner mon avis mais en séparant bien l'information et le commentaire. Mes "haters" ne l'ont toujours pas compris. C'est rassurant de voir qu'il y a des choses qui ne changent pas !
En revanche, ce qui a changé c'est ma situation personnelle. Je ne suis plus en activité. Même si je continue la nuit à faire des rêves (cauchemars ?) de cours qui foirent ou même de correction de copies (eh oui !), je suis maintenant à la retraite. Les questions d'éducation continuent à me passionner mais je vais progressivement perdre ma «school crédibility» (pour paraphraser une expression du rap qui parle de "street cred").
C'est là dessus que je conclurais ce petit texte rétrospectif et introspectif. J'aime lire vos avis, vous voir échanger et même quelquefois vous interpeller. Je continuerai à alimenter ce débat tant que je le peux.
Mais avec cet anniversaire, en prenant conscience de cette durée (vingt ans !), si je ressens une certaine fierté de cette constance, je me rends compte aussi de la finitude et des limites de cet exercice !
PhW

Tu viens dormir ? Je ne peux pas. C'est important. Pourquoi ?
Quelqu'un dit des bêtises sur Internet. 

mardi, janvier 03, 2023

Les mots de l'éducation 2022

 « Trois mots pour caractériser l’année 2022 dans l’éducation ». 700 réponses, 2026 mots et un nuage de mots pour résumer l’état d’esprit de l’opinion enseignante. Un nuage bien sombre et qui dit beaucoup sur le sentiment d’abandon des enseignants. Mais un nuage pas si toxique que cela ! 

 


Voici la cinquième édition des « mots de l’éducation ». Le principe est toujours le même. A la fin de l’année, je demande à ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux (FacebookTwitter et maintenant Mastodon) de donner trois mots pour définir leur vision de l’actualité de l’éducation pour l’année qui vient de s’écouler. Cette année, j’ai obtenu 701 réponses pour un total de 2026 mots (certains en ont donc donné moins de trois…). Avec cette récolte, après une petite harmonisation,  à l’aide d’une application, je produis un « nuage de mots » où les mots sont plus ou moins gros selon leur fréquence.

En 2021, avec 800 réponses le recueil était de 2130 mots. Vous pouvez retrouver les nuages des années précédentes sur mon blog : 202020192017, (il n’y en a pas eu en 2018). 

 

Comme je le fais chaque année, je rappelle que ce petit exercice n’a pas de prétention scientifique. Il n’est que le reflet de ce que veulent bien dire les nombreuses personnes qui me suivent sur les réseaux. Comme je fais surtout de la veille sur l’actualité éducative, mes lecteurs, essentiellement des personnels de l’éducation, sont très divers tant dans leurs parcours que dans leurs opinions. 

Il peut bien sûr y avoir des biais dans le recueil des mots, des phénomènes de mimétisme qui induisent une tonalité… J’entends ces critiques. En revanche, j’accepte beaucoup moins le rejet a priori de ce nuage car il serait trop pessimiste. Il est représentatif d’un ressenti, d’un état d’esprit qu’il faut être capable d’entendre plutôt que d’être dans le déni. Et on verra aussi qu’il y a des nuances à apporter à ce pessimisme. 

 

Déclassement et déception 

On pourrait dire que les mots parlent d’eux mêmes… Mais on peut malgré tout se livrer à une petite analyse. 

Le mot « Mépris » arrive encore une fois en tête. C’était déjà le cas l’an passé. Plusieurs mots sont du même champ et renvoient à la manière dont les enseignants se sentent traités par leur institution, les médias, l’opinion : AbandonDénigrementProf-BashingMaltraitance…

C’est un fort sentiment de Déclassement ou de Dévalorisation voire de Paupérisation qui tient à la question des Salaires dont la revalorisation est jugée insuffisante.

Cette petite enquête témoigne donc d’abord du sentiment de ne pas avoir été suffisamment écouté par le pouvoir. Ce n’est pas un hasard si le mot Mensonges arrive si haut dans le classement (53 citations), même si c’est bien moins que l’an dernier  (199 citations). Le changement de ministre a pu faire espérer un changement de politique mais les répondants pointent une certaine Déceptionvoire de l’Hypocrisie et constatent plutôt la Continuité que le changement attendu. 

Certains voient dans cette politique une stratégie délibérée de Destruction ou Démantèlement  du service public et de Marchandisation dans une logique de Libéralisme. Une des réponses était : « Le bateau coule…»

 

Fuite ou résistance ? 

Quelles réactions ? Quels ressentis ? C’est la Fatigue (109 citations contre 88 en 2021) qui domine avec des synonymes comme la Lassitude et l’Épuisement ou même le Burn-Out

Cela peut donner lieu à plusieurs types de réactions. Il y a aussi bien la Colère, la Résistance et les Luttes que le Découragement et le Désinvestissement ou l’Indifférence. On parle aussi de Démission ou de Reconversion

Je vais redire ce que je ne cesse d’exprimer dans mes écrits, livre, articles et interviews : on ne réforme pas une école avec des acteurs qui vont mal ! Avant de penser l’école de demain, il faut panser l’école d’aujourd’hui. 

Et ce n’est pas en chargeant encore plus la barque avec une injonction à l’Innovation et des « missions nouvelles » qu’on va améliorer les choses alors qu’on parle de Surcharge.  C’est ce que disent en creux, tous ceux qui ont répondu à cette invitation à s’exprimer. 

 

Malheur public, bonheurs individuels… 

Pour ne pas finir sur une note trop noire, on peut pointer l’ambivalence des réponses. Si globalement, les enseignants et les personnels d’éducation critiquent fortement la situation qui leur est faite et l’attitude du pouvoir et de l’institution, dans le même temps ils évoquent aussi ce qui fait toute la force et le cœur du métier : les Élèves et leurs apprentissages. C’est ce qui justifie l’Engagement et qui donne aussi de l’importance au travail d’Équipe

Une des personnes qui a répondu m’indiquait qu’il aurait fallu construire deux nuages : l’un pour la politique éducative et l’autre pour parler du métier. Le deuxième étant malgré tout plus positif que le premier. 

Car, même si les enseignants comme tous les français « râlent » et revendiquent à juste titre d’être mieux traités et payés, ils exercent aussi un métier essentiel avec des valeurs fortes. Il ne faudrait pas que la situation actuelle conduise au cynisme. Il y a le mot Espoir (22 citations) qu’il ne faudrait pas voir disparaitre dans le prochain nuage… 

 

Philippe Watrelot


PS : je tiens à la disposition de qui en fait la demande, l'ensemble des documents qui ont abouti à cette enquête


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lundi, avril 18, 2022

Enseignants, soyons des castors combatifs !

 L’éducation n’a pas été au cœur de la campagne du 1er tour même si chaque candidat avait des propositions sur ce sujet. Elle n’est pas non plus un des enjeux du second tour. Quoique… 

Car le vote (ou pas…) des enseignants n’est pas à négliger. Or, c’est ce que semble faire Emmanuel Macron qui multiplie les provocations à leur égard. Il rend ainsi plus compliqué encore l’idée même d’un « front républicain » et conduit à des choix difficiles pour tous. 

 

Un débat de 1er tour sans ambitions

Les questions d’éducation ont été très peu présentes dans la campagne. Les propositions n’étaient pas à la hauteur des enjeux et des défis. Le populisme éducatif et la démagogie étaient au rendez vous à droite, avec les inévitables « fondamentaux », « restauration » l’«autorité » et la remise en cause du collège unique. On trouve aussi la défense du mythe de la méritocratie. A gauche, la question de la revalorisation des enseignants a été mise en avant. Hormis quelques propositions (Jadot, Hidalgo,...), on trouvait peu de choses sur la pédagogie et les contenus mais plutôt une préservation de l’existant avec plus de « moyens ». 

J’ai souvent insisté sur la nécessité de « panser » l’École avant de la « repenser ». Mais il serait illusoire de penser que la revalorisation inconditionnelle et indispensable pour laquelle je milite, suffirait pour que l’École aille mieux et soit plus efficace. Elle doit aussi évoluer mais cela est devenu très difficile.

 

Le boulet Blanquer 

Il faut dire que l’École est aujourd’hui traumatisée. Nous avons été tellement maltraités par l’autoritarisme de Blanquer et son mépris technocratique que l’idée même de réforme ou de changement est insupportable à entendre par beaucoup. 

Même si aujourd’hui quelques articles commencent à se pencher sur ce point,  on peut dire que la presse et l’opinion n’ont pas vraiment pris la mesure des dégâts causés par ces cinq ans de mandat dans les écoles. Il est trop facile de réduire les enseignants à une caricature de râleurs permanents et rétifs au changement. Ceux-ci ont, au contraire, maintenu le service public malgré des réformes imposées et mal préparées tout en subissant un « prof bashing » ainsi qu’une dégradation de leurs conditions de travail, de leur pouvoir d’achat et de leur statut social. Tout cela aboutit à un niveau de détestation (du ministre et du président) rarement atteint et à une grande confusion.

On notera d’ailleurs que dans sa campagne, en termes de bilan pour l’éducation, Macron a peu de choses à se mettre sous la dent. On évoque timidement le dédoublement des classes de REP+ de CP et de CE1 et les quelques avancées pour les débuts de carrière. Mais on se garde bien de mettre en avant la réforme du lycée. Il est même contraint de proposer qu’elle soit déjà revue avec la réintroduction des maths dans le tronc commun. Tout se passe comme si le candidat tentait de faire oublier le boulet Blanquer...

Cela l’amène même à de magnifiques double salto-arrière... 

Quand le candidat Macron-2022 se fait le défenseur de la liberté pédagogique et de l’innovation, peut-on sérieusement penser qu’il ignore que son ministre de l’éducation (pendant 5 ans) a tenté d’imposer ses petits livres oranges pour le primaire et des manuels scolaires estampillés bonnes pratiques dans le secondaire ? Qu’il a été d’une verticalité et d’une surdité absolue ?

Tout cela ne peut qu’engendrer beaucoup de méfiance et de ressentiment…

 

Macron, le libéral

Les propositions que le candidat a formulées durant cette fin de campagne ne sont pas faites non plus pour rassurer les enseignants. 

Ce qu’il propose pour l’école est clairement un projet libéral au sens plein du terme. Il s’agit en effet pour lui de placer l’individu et la « performance » au centre du système. L’autonomie est pensée d’abord comme celle du chef d’établissement manager dans une vision entrepreneuriale et concurrentielle. 

Ses récentes déclarations sur son refus d’une revalorisation « homogène » des enseignants et de privilégier les enseignants qui « se démènent » et acceptent de nouvelles tâches réactivent la rengaine sarkozyste du « travailler plus pour gagner plus ». Ce n’est pas ainsi qu’on permettra le rattrapage des salaires enseignants. 

Ces propositions  montrent surtout une méconnaissance totale de l’acte d’enseigner. Celui-ci ne peut se réduire à une performance individuelle alors qu’il dépend de tant de variables et surtout d’une action collective. Comme le disait très bien récemment François Dubet : « La valeur ajoutée, c’est-à-dire le mérite du travail éducatif, est le produit d’un travail collectif. C’est l’équipe ou l’établissement qui a du mérite, et celui-ci n’est pas la somme du mérite de chaque enseignant, de la même manière que c’est le service hospitalier qui crée la qualité du soin et pas le mérite de chacun de ses membres. » Vouloir évaluer le « mérite » de tel ou tel a quelque chose d’absurde et aboutirait à un climat de défiance et de rivalité. 

Le projet de confier le recrutement aux chefs d’établissement va dans le même sens.  Cette mise en concurrence peut faire craindre la fin du principe d’une même école publique pour tous. Tout comme ses déclarations ambigües sur « l’apprentissage dès la cinquième » devenues au fil des pirouettes rhétoriques une découverte des métiers dès le collège peuvent passer pour une remise en cause du collège unique. 

 

Marine Le Pen l’autoritaire

Cette remise en cause du collège unique figure quant à elle clairement dans le programme de Marine Le Pen. Tout comme elle l’était dans celui de Zemmour ou de Pécresse. La droite n’a jamais vraiment accepté la massification de l’École et encore moins l’idée de sa démocratisation sauf sous le faux nez de « l’élitisme républicain»  et de la fiction méritocratique.   

Autre point de convergence, la candidate du Rassemblement national fait appel au retour aux fondamentaux tout comme le dit Emmanuel Macron : français, mathématiques, histoire

La « restauration » passe par l’imposition d’un uniforme (qui n’a jamais existé) au primaire et au collège et la réaffirmation de l’autorité des enseignants. 

Ceux ci seraient revalorisés, ce qui peut séduire certains enseignants. Mais à quel prix ?  Elle veut « reprendre en main le contenu et les modalités des enseignements » et que ce soit le Parlement qui fixe « de manière concise et limitative ce qui est attendu des élèves à la fin de chaque cycle ». Confier cette tâche à une institution par nature politique n’a jamais été mis en œuvre, ni de près, ni de loin fait remarquer l’historien de l’éducation, Claude Lelièvre. La vision de l’École qu’a Marine Le Pen, c’est celle d’une défiance à l’égard des enseignants avec un « renforcement de l’exigence de neutralité absolue des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse vis-à-vis des élèves qui leur sont confiés » et un « accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière »

Dans sa conférence de presse consacrée au thème de l’éducation, elle a aussi eu un long développement sur le « pédagogisme » et toute forme d’innovation qu’il faut bannir et propose également la suppression des INSPÉ. C’est donc  une école caporalisée et au service de son idéologie qu’elle souhaite. Il suffit d’aller voir ce qui se passe en Hongrie pour voir ce programme déjà à l’œuvre. 

 

Castors combatifs

On l’a déjà dit, le débat sur le vote au second tour dépasse l’éducation... 

On voit fleurir sur les réseaux sociaux des déclarations péremptoires (« sans moi ») et des comparaisons douteuses traçant un signe égal ou même préférant l’une à l’autre. On voit un président candidat qui semble ne tenir aucun compte des enseignants et à l’inverse une candidate qui envoie des signaux (salaires, postes…) qui pourraient séduire. Mais les enseignants savent bien que les enjeux sont autres et touchent à la démocratie même. 

Castor teigneux…

Les principaux syndicats de l’éducation se sont unis dans un appel à lutter contre l’extrême droite et sa « vision réactionnaire et antirépublicaine de l’école ». Mais si M. Macron, est élu, parce qu'on aura fait "barrage", ce qui est préférable, il faudra aussi lutter contre la vision libérale et destructrice du service public qu’il propose. Les castors ne sont pas des animaux paisibles...

Il ne s’agit pas de voter « pour » l’un ou l’autre mais de voter pour préserver nos libertés. Car le « ni-ni » n’est pas une option, le soir du deuxième tour, il y aura bien un.e élu.e et déléguer aux autres le soin de choisir est une forme d’irresponsabilité. S’opposer en s’abstenant, c’est s’abstenir de s’opposer. 

 

Philippe Watrelot


Ce texte a été publié sur le site d'Alternatives Économiques le 20 avril 2022

vendredi, avril 01, 2022

Je suis un p̶é̶d̶a̶g̶o̶g̶i̶s̶t̶e̶ troll...


Comme vous le savez peut-être, je quitte l’enseignement à la fin de l’année scolaire : l’heure de la retraite a sonné ! 

Cela aura forcément un impact sur mon activité dans les réseaux sociaux et sur mon militantisme associatif. Je m’exprimerai peut-être moins et de manière différente au fur et à mesure que le rapport au « terrain » s’éloignera. 

Mais je ne pouvais pas rester avec un poids sur la conscience : question de déontologie... 

La période est propice aux révélations : je suis un troll ! 

Et je dirais même plus : je suis un « hater »... J’ai créé des doubles maléfiques...

 

C’est la parution d’un film, l’an dernier, (qui n’a pas eu beaucoup de succès) et relatant un fait réel qui m’a confirmé que je n’étais pas le seul dans ce cas. Depuis 2016, j’ai donc créé plusieurs comptes sur Twitter. Ces « persona » incarnaient des profils d’anti-pédagogistes. Ils étaient chargés de m’attaquer et donc ainsi d’augmenter ma notoriété Car rassurez vous, je ne suis pas schizophrène (juste un peu masochiste, peut-être). L’utilité de ces comptes était bien réelle. Ils ont contribué  à booster mon audience sur Twitter. Je leur ai même consacré des billets de blogs pour donner encore plus de corps à cette réalité parallèle. 


La construction de ces doubles antinomiques m’a aussi permis de mieux comprendre la logique de la pensée « anti-pédago » et conservatrice. Ce fut un réel effort pour moi. Mais cela m’a permis d’affiner mon argumentation que l’on retrouve dans mon best-seller « Je suis un pédagogiste »

 

Parmi mes doubles maléfiques, celui qui m’a donné le plus de travail c’est Didier... 

Pour en faire un personnage crédible, il fallait aussi lui créer des amis et donner corps à cette hypothèse improbable. En effet, comment un personnage aussi méchant peut-il exister et avoir des amis ? 

Je vous rassure donc : Didier n’existe pas, une telle haine et une telle obsession ne peuvent être qu’une création de l’esprit !  

J’ai du passer beaucoup de temps sur les réseaux sociaux pour constituer des dossiers sur plusieurs camarades, faire des copies d’écran et archiver de vieux tweets... On se rend vite compte que tout ce temps passé sur les réseaux sociaux risque de vous faire perdre la raison et vivre dans une réalité alternative où chacun se répond et se donne l’illusion du nombre et de la puissance. 

C’est pourquoi il est temps de mettre fin à cette supercherie malsaine, c’est le jour approprié

Je conclurai donc cette confession par la phrase de mon maître à penser qui m’a servi de guide dans cette aventure sur les réseaux sociaux : « qu’on parle de moi en bien ou en mal, l’important c’est qu’on parle de moi » Léon Zitrone. 


Ph. Watrelot

01/04/2022


Où se trouve l'appeau à trolls ? 



lundi, janvier 03, 2022

Les mots de l'éducation 2021

 

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C’est donc la cinquième année que je propose cet exercice de rétrospective. Je demande aux personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) de donner trois mots pour caractériser l’année dans le domaine de l’éducation. J’ai eu près de 800 réponses et on aboutit à une récolte de 2130 mots. Je fais un petit travail de lissage et d’harmonisation en éliminant les différences entre pluriel et singulier (masque ou masques par ex.) ou encore les adjectifs et les noms (fatigant et fatigue par ex.). 

Après cette phase de réponses, les mots ou expressions sont passés à la moulinette d’une application permettant de fabriquer des « nuages de mots » plus ou moins gros selon leur fréquence.


Evidemment, cet exercice n’a aucune valeur scientifique. Cela dit, certains sondages présentés dans la presse n’en ont guère plus ! Quant à  la représentativité, elle n’est que celle des personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux (19 000 personnes sur Twitter et autant - ou les mêmes - sur Facebook). Ce sont majoritairement des enseignants et en tout cas des personnes qui s’intéressent à l’école et l’éducation puisque je pratique une « veille » sur l’actualité éducative en diffusant des articles de presse ou des billets de blogs sur ce sujet. 


Chaque année, on voit surgir le même reproche : ce n’est pas très positif ! Ma réponse est toujours la même. Ne confondez pas le messager et le message. Cet exercice avec ses défauts ne fait que refléter l’état d’esprit du moment d’une bonne partie du monde enseignant. Et j’ai un scoop : celui ci n’est pas bon. 

On pourra me rétorquer que ce n’est pas spécifique aux enseignants. La fatigue voire l’épuisement face à cette pandémie qui n’en finit pas, est un phénomène répandu dans toute la société. 

Mais il y a sans doute un sentiment d’abandon spécifique chez le personnel de l’éducation nationale. 

J’écris ces lignes alors que le Ministre vient de révéler dans la presse, un dimanche soir, les nouvelles dispositions à appliquer dès le lundi matin. Et celles-ci ne semblent faites que pour permettre de fermer le moins possible les classes et les écoles mais sans se préoccuper réellement de la protection des personnels. Le sentiment est très fort chez les enseignants d’être sacrifiés et de servir surtout de « garderie nationale » bien loin des discours grandiloquents sur l’«école ouverte» qui masquent mal l’impéritie ministérielle. 

On retrouve donc dans ce « nuage » (toxique ?) un grand nombre de mots liés à ce ressenti que je viens de décrire : mépris, abandon, maltraitance, et bien d’autres Beaucoup d’entre eux étaient déjà présents dans les collectes des années précédentes, en 2017 ; en 2018, en 2019en 2020... 

Car derrière la crise sanitaire, ce nuage de mots est aussi le résultat de cinq ans de gestion par le même ministre. Cette gouvernance se caractérise par la verticalité et une certaine arrogance technocratique avec une omniprésence médiatique qui joue l’opinion contre les enseignants. Le « prof bashing », la « manipulation » figurent parmi les griefs énoncés ici. 

Au delà, il y a encore un malaise plus profond qui est celui du déclassement. Celui-ci a évidemment à voir avec la rémunération comme plusieurs mots le rappellent, mais aussi avec la déconsidération et l’infantilisation. Ce n’est pas par hasard si le « mépris » arrive largement en tête. La question des démissions, de la perte de motivation et donc aussi des futurs recrutement est également à prendre en compte. 



Ces mots parlent d’eux mêmes et je ne vais donc pas m’engager ici dans une longue analyse. Pour conclure, je vais reprendre simplement ce que je formule dans mon livre : on ne réforme pas un système avec des personnes qui vont mal... Avant de penser l’École de demain, il faut déjà la panser... 

Cela passe par une réelle revalorisation et une gestion qui redonne du pouvoir d’agir et de la confiance (un mot bien galvaudé) aux enseignants. 

Alors que l’élection présidentielle se profile, tous les candidats devraient avoir cet impératif en tête. L’École telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, malgré le sens du service public des enseignants, est porteuse d’inégalités. Il y a une urgence sociale qui mérite bien mieux que les pauvres débats auxquels on assiste aujourd’hui. 

Il y a un petit « Espoir » caché au milieu de ce nuage, j’ai encore envie de croire à ce mot là... 



Je tiens à la disposition de tous ceux qui le souhaitent la liste complète des mots 






lundi, décembre 13, 2021

Le/la collègue que j’aimerais avoir



Cela fait 16 ans que je suis formateur en temps partagé à l’IUFM d’abord et à l’ESPÉ ensuite  et aujourd’hui l’INSPÉ. Et c’est ma dernière année…

Je voudrais essayer ici d’expliquer pourquoi j’ai exercé avec passion cette fonction de formateur et ce que j’ai essayé de transmettre. Et donc faire ainsi le portrait de l’enseignant.e de demain. 

Le/la collègue que j'apprécie (car ils sont nombreux), que j’aimerais ou aurais aimé avoir et que j’essaye de former, il/elle serait…


Professionnel

Ça semble une évidence. On ne cesse de répéter qu’ « enseigner est un métier qui s’apprend ». Les futurs enseignants sont dorénavant formés dans des “masters des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation”. Pourtant, cela ne va pas de soi. Sans rentrer dans les débats un peu byzantins des spécialistes sur la différence entre métier et profession, on peut dire simplement qu’être professionnel, ça suppose déjà qu’on soit capable de faire la différence entre sa personne et sa pratique. Il est vrai que cela est plus difficile lorsqu’on exerce comme c’est notre cas, un métier de la relation humaine. Mais trop souvent, les enseignants ont du mal à faire la distinction et cela aboutit à une réelle difficulté à prendre du recul et peut conduire aussi à un mal-être. 

Un professionnel c’est quelqu’un qui est capable de comprendre que la situation difficile qu’il vient de vivre avec une classe n’est pas forcément une remise en cause personnelle. Lorsqu’un élève vous répond ou est agressif ce n’est pas forcément à vous en tant que personne que ça s’adresse mais au représentant de l’institution que vous êtes. 

La professionnalité c’est aussi être capable de questionner ses gestes professionnels et d’accepter un regard critique sans le prendre comme une attaque.  

En bref, même si la passion a à voir avec notre métier, y mettre un peu moins d’“intime” est utile à tous et y compris aux élèves. Et peut-être même y rajouter une pincée d’humour. 


Empathique

Attention. Empathique ne veut pas forcément dire sympathique ! L’enseignant a un devoir d’empathie à l’égard de ses élèves. En formation, je cite très souvent cette phrase de Gaston Bachelard : “rien de pire que celui qui ne peut pas comprendre qu’on ne peut pas comprendre” et je rajoute qu’un bon enseignant c’est celui qui est capable de se souvenir des moments où il a été en difficulté. Le problème c’est que nous sommes bien souvent d’anciens bons élèves… 

L’empathie est pourtant nécessaire dès l’instant où on se situe comme un spécialiste du “faire apprendre” et pas seulement comme un “transmetteur”. Si l’on veut accompagner les élèves sur la voie des apprentissages, il nous faut tenter de comprendre où ça bloque et proposer des solutions. Même si nous ne sommes pas télépathes !

Avant de t’indigner, rappelle toi ce dont tu étais capable à leur âge” cette citation de Fernand Deligny (Graine de crapule, 1949) est une autre de mes phrases fétiches. Elle nous rappelle que nous travaillons avec des enfants ou des adolescents et tous leurs excès, leurs contradictions et leurs potentialités. Cela ne signifie pas qu’il faille tout excuser ou sombrer dans le laxisme. Mais qu’avant de juger de manière définitive, il faut relativiser et faire preuve d’une certaine indulgence et d’une confiance dans leurs potentialités. Tout en leur fournissant un cadre et des repères. 


Cohérent

Dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit”, ce pourrait être une des règles d’or de ce métier. La cohérence et la prévisibilité s’expriment d’abord dans la gestion de la classe. Lorsqu’on les interroge comme je l’ai fait, sur leur définition d’un “bon prof”, les élèves mettent souvent en avant le fait d’être “réglo”, c’est à dire de tenir ses engagements, d’être juste et équitable et d’être garant des règles. C’est la construction de ce cadre qui permet d’apprendre en sécurité et de grandir. 

Mais la cohérence peut aussi s’exprimer autrement. Trop souvent, on note un décalage entre les valeurs exprimées dans les discours qu’on peut tenir et les actes pédagogiques eux mêmes. On peut prôner l’autonomie des élèves ou la réussite de tous et construire des dispositifs contraignants et discriminants ! Il importe donc dans la formation et tout au long de l’exercice de son métier de réfléchir sur ses pratiques et clarifier ses valeurs. 


Innovant

Voilà un mot piégé. On met l’innovation à toutes les sauces et on lui fait dire tout et son contraire. Un collègue innovant ce serait d’abord un collègue qui considère que rien n’est jamais acquis et qui est capable de se remettre en question. 

On assimile souvent l’enseignant innovant à un “rebelle” qui va lutter contre une administration forcément hostile et conservatrice. Or, innover ça peut être tout simplement vraiment appliquer les textes ! La déviance se situe alors plus par rapport à un conformisme ambiant et des normes non écrites qu’à des textes. Innover, nous le savons bien aux Cahiers Pédagogiques, c’est peut-être d’abord utiliser les marges de manœuvre disponibles et évoluer dans les interstices des textes et des procédures. 

Innover c’est d’abord “s’autoriser”, car les barrières sont bien souvent celles de nos propres routines et nos représentations. 


“Collectif”

Notre métier est marqué par l’individualisme et un exercice “libéral” de la profession. Or, pour innover durablement et efficacement, c’est mieux à plusieurs. Un bon enseignant seul contre tous, ça n’existe pas. Ou, en tout cas, pas longtemps…

Mon collègue idéal, c’est donc un professeur qui a appris à travailler avec les autres, qui est capable d’ouvrir la porte de sa classe à d’autres (collègues ou stagiaires), qui sait que pour construire des dispositifs ou des évaluations ou tout simplement faire le point il faut se parler et se mettre autour d’une table. Et qui sait que la “réunionite” n’est pas une fatalité dès l’instant où on a acquis des techniques d’animation. 

Jouer collectif c’est aussi considérer les personnels de direction (ou même les inspecteurs) avant tout comme des collègues plutôt que comme des “patrons” et des ennemis potentiels. Et c’est aussi savoir construire des partenariats avec les autres acteurs de la vie de l’élève. Et faire alliance avec les parents plutôt que de les considérer comme des coupables ou des accusateurs dont il faudrait se méfier. 


Éducateur

Encore un mot piégé… Bien sûr, être enseignant c’est une question de savoirs à faire acquérir aux élèves. Mais on sait bien que c’est aussi et d’abord une relation à établir avec des jeunes. Et qu’à travers son action on transmet des valeurs et  des modèles. Il ne s’agit donc pas de raisonner de manière binaire en opposant “enseignement” et “éducation” mais de travailler en tension ces deux dimensions indissociables de notre métier. Et d’assumer cette double exigence. 

Se définir comme un éducateur, cela suppose donc de ne pas considérer comme secondaire ou méprisable toutes les autres dimensions de la vie d’un établissement scolaire. Mais au contraire d’en assumer sa part en tant que membre de ce qui s’appelle justement la “communauté éducative” 

Dans la formation des professeurs du secondaire, même si celle-ci évolue, on reste encore trop dans une référence (voire une “révérence”) aux savoirs savants et aux disciplines. Dans les dernières enquêtes réalisées sur l’identité professionnelle, les enseignants interrogés déclarent à près de 60% l’être devenus “par amour de la discipline”. C’est donc une composante forte qu’il ne s’agit pas de nier. Mais il ne faut pas non plus tomber dans une sorte d’ethnocentrisme voire même de messianisme disciplinaire : « Hors de ma discipline et de son apport fondamental, point de salut ! »

Un peu de modestie et de coopération s’impose. Mon collègue idéal c’est donc celui qui est capable de prendre du recul par rapport à sa propre discipline d’enseignement tout en maîtrisant la didactique et même son épistémologie. C’est celui qui se demande comment, avec les apports de sa matière, il peut construire des compétences en partie spécifiques et en partie partagées avec d’autres enseignements. On peut être passionné par ce qu’on enseigne mais voir un peu plus loin que le petit bout de sa discipline !


Optimiste

Cette passion est aussi un moteur de l’apprentissage. Car la motivation (des élèves et la nôtre aussi) passe par la capacité à créer du plaisir à apprendre et à transmettre la “saveur des savoirs” pour reprendre la belle expression de Jean-Pierre Astolfi. Dans la formation, tout en préparant les futurs enseignants à l’éventualité que ce qu’ils vont proposer ne va pas séduire tous les élèves, il importe de les faire réfléchir à cette dimension du plaisir et donc à la question du sens de ce que l’on enseigne. 

Pour un enseignant, ne pas être optimiste est presque une faute professionnelle. Le philosophe Alain  déclarait que « l’on ne peut instruire sans supposer toute l’intelligence possible dans un marmot ». Célestin Freinet, quant à lui,  finissait sa liste des invariants pédagogiques par celui qui justifie toute notre action “l'optimiste espoir en la vie”. L’optimisme est la  croyance, à la fois modeste et ambitieuse, que notre action peut avoir un effet et faire progresser les élèves. C’est un optimisme tempéré car cela ne peut se faire sans l’adhésion des élèves et en luttant contre un très grand nombre de contraintes. Mais comment peut-on faire ce métier si l’on pense que ce que l’on fait ne sert à rien et n’a aucun effet ? 


Le cynisme tout comme la déploration et le fatalisme sont des formes de protection que développent de nombreux enseignants. 

Ma crainte est que les enseignants que j’accueille, que je visite et que je contribue à former y succombent.  Ils me disent d’ailleurs souvent que c’est cela qui les frappe le plus dans les salles des profs. “Ceux qui sont revenus de tout sans même y être allés” (Philippe Meirieu) sont souvent ceux qui accumulent les critiques et préalables à toute action de transformation de l’École.  Pour cela, il faut bien sûr que le système éducatif soit moins infantilisant. 

Mais il faut surtout que les enseignants, mes collègues,  s’“autorisent” à explorer les marges de manœuvre, à sortir de l’intime de la classe, à travailler en équipe,… 

Et surtout : ne jamais cesser de se poser des questions. Face à ceux qui sont emplis de certitudes si c’était cela la définition du pédagogue ? 

Philippe Watrelot



Ce billet de blog est l’actualisation d’un article paru dans le numéro 514 des Cahiers Pédagogiques « Enseignant : un métier qui bouge » en juin 2014


 
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